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France. Pénuries, marges en berne, diversification difficile… Pourquoi les pharmacies françaises vacillent-elles ?

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Les pharmacies françaises se trouvent aujourd’hui au cœur d’un paradoxe : dernier maillon de proximité d’un système de santé sous tension, elles subissent de plein fouet les choix budgétaires et politiques liés au prix des médicaments. Entre fermetures accélérées, marges érodées, pénuries répétées, leur fragilité dit beaucoup des difficultés que traverse la politique de santé au plan national.

Au cœur de l’hiver 2024, de nombreux patients ont eu la désagréable surprise de se voir refuser à l’officine un antibiotique pourtant banal, l’amoxicilline. « Rupture de stock », expliquaient alors les pharmaciens, contraints de trouver des alternatives ou de renvoyer les malades vers leur médecin. Ces incidents, fréquemment répétés au niveau national, illustrent une réalité mal connue : les pharmacies, maillon de proximité du système de santé, se trouvent aujourd’hui aux prises avec un mouvement combinant politiques de prix, stratégies industrielles et arbitrages budgétaires dont elles ne maîtrisent pas les évolutions.

Derrière le comptoir, c’est un acteur économique et social qui subit directement les choix de l’État, les complexités de l’Assurance-maladie et certaines des contraintes auxquelles les laboratoires pharmaceutiques sont désormais confrontés. La pharmacie n’est pas seulement un commerce : elle est devenue le miroir des tensions qui traversent la politique du médicament en France.

Un système très régulé : le prix du médicament, une décision politique

Pénuries, marges en berne, diversification difficile… Pourquoi les pharmacies françaises vacillent-elles
Contrairement à d’autres produits, le prix des médicaments en France ne relève pas du marché, mais d’un arbitrage centralisé. (Image : YuriArcursPeopleimages / envato)

Contrairement à d’autres produits, le prix des médicaments en France ne relève pas du marché, mais d’un arbitrage centralisé. C’est en effet le Comité économique des produits de santé (Ceps) qui fixe les tarifs, à l’issue de négociations complexes avec les laboratoires pharmaceutiques.

Cette régulation poursuit, en réalité, plusieurs objectifs contradictoires :

  • garantir l’accès aux traitements des patients par un remboursement de l’Assurance-maladie,
  • maîtriser les dépenses publiques de santé, dans un contexte de déficit chronique de la Sécurité sociale,
  • soutenir l’innovation des laboratoires, grâce au développement de thérapies coûteuses issues de la biotechnologie notamment.

L’équilibre est difficile à tenir. Favoriser l’innovation implique d’accepter des prix élevés pour certains médicaments, tout en imposant des baisses régulières sur les molécules plus anciennes ou les génériques. Ce mécanisme place les officines dans une position de dépendance totale : leur rentabilité est directement conditionnée par ces décisions politiques qu’elles ne contrôlent aucunement.

Un jeu d’acteurs sous tension

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Chaque décision de baisse de prix ou de modification des taux de remboursement devient ainsi l’objet de conflits où se croisent intérêts économiques, enjeux budgétaires et considérations politiques que les pharmaciens ne maîtrisent nullement. (Image : YuriArcursPeopleimages / envato)

La politique du médicament ne se joue donc pas seulement dans les antichambres du ministère de la santé ou dans les couloirs du Parlement, mais au cœur d’un rapport de forces permanent et plus ample entre acteurs :

  • L’État cherche à contenir le coût du médicament, en incitant la substitution des produits princeps par les génériques, notamment.
  • Les laboratoires mènent un lobbying intense pour préserver leurs marges, tout en menaçant parfois de délocaliser ou de réduire la production sur le territoire – plus encore dans un climat international où le président Trump utilise les droits de douane comme une arme de déstabilisation massive des politiques de développement régional des laboratoires au profit des États-Unis.
  • L’Assurance-maladie pousse à rationaliser la consommation, à réduire les volumes et à encadrer les prescriptions.
  • Les syndicats de pharmaciens défendent la survie du réseau officinal, dénonçant l’érosion continue des marges de la profession.
  • Les patients-citoyens, enfin, se retrouvent au centre de ce jeu d’influence : leurs perceptions des prix, du reste à charge et des génériques est régulièrement mobilisée comme argument par les uns et par les autres.

Chaque décision de baisse de prix ou de modification des taux de remboursement devient ainsi l’objet de conflits où se croisent intérêts économiques, enjeux budgétaires et considérations politiques que les pharmaciens ne maîtrisent nullement.

Les officines, révélateurs des contradictions du système

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Pour compenser ce manque à gagner, les pharmacies ont développé de nouvelles activités : vaccination, tests, conseils en prévention, vente de parapharmacie. Mais ces relais de croissance ne suffisent pas à stabiliser un modèle économique fragilisé par la régulation. (Image : RossHelen / envato)

Dans ce contexte complexe et perturbé, les pharmacies apparaissent donc comme des victimes collatérales de la politique du médicament, et ce, d’un triple point de vue.

1. Des marges sous pression

Leur modèle économique est extrêmement encadré. Les marges sur les médicaments remboursables sont fixées par décision politique, non par une libre concurrence. Les baisses décidées par le Ceps se répercutent immédiatement sur la trésorerie des pharmaciens.

2. Une difficile gestion des pénuries

À cette contrainte financière s’ajoute la multiplication des ruptures de stock. Les pénuries ont été multipliées par 30 en dix ans, au point de devenir un phénomène structurel, selon la feuille de route ministérielle 2024–2027.

En 2023, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) recensait près de 5 000 ruptures de stock ou risques de rupture, soit un tiers de plus qu’en 2022 et six fois plus qu’en 2018.

À chaque fois, les pharmaciens sont contraints d’expliquer aux patients pourquoi certains produits sont indisponibles, et doivent improviser dans l’urgence en ayant parfois à gérer des situations psychologiquement difficiles. Une mission chronophage, source de frustration voire d’agressivité de la part de leurs patients-clients.

3. Une diversification insuffisante

Pour compenser ce manque à gagner, les pharmacies ont développé de nouvelles activités : vaccination, tests, conseils en prévention, vente de parapharmacie. Mais ces relais de croissance ne suffisent pas à stabiliser un modèle économique fragilisé par la régulation.

En France, en effet, le réseau officinal se délite d’année en année : au 1er janvier 2025, on comptait 20 242 pharmacies, soit 260 de moins qu’en 2024 et 1 349 de moins qu’en 2015. En une décennie, plus de 6 % des officines ont disparu…

Les territoires ruraux, déjà fragilisés par un ample phénomène de désertification médicale, sont les plus touchés. Faute de repreneur, de nombreuses officines ferment, accentuant les inégalités d’accès aux soins. Dans certains villages, la pharmacie peut souvent représenter le dernier service de santé disponible. Comme le bureau de poste ou l’épicerie locale, la fermeture d’une pharmacie est aussi un lieu de vie sociale qui disparaît.

Les pharmacies françaises : une dimension sociale, politique et symbolique

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La pharmacie n’est pas un commerce comme les autres. Elle incarne un service de santé de proximité, accessible (car encore sans rendez-vous) présent dans de nombreux quartiers. Et c’est précisément cette valeur symbolique et sociale qui rend le débat explosif. (Image : renatahamuda / envato)

La pharmacie n’est pas un commerce comme les autres. Elle incarne un service de santé de proximité, accessible (car encore sans rendez-vous) présent dans de nombreux quartiers. Et c’est précisément cette valeur symbolique et sociale qui rend le débat explosif.

Chaque ajustement tarifaire est scruté par les syndicats, repris par les médias et discuté au Parlement. La récente décision du gouvernement de réduire le taux de remboursement des médicaments courants de 65 % à 60 % a suscité une vive inquiétude. Derrière ces chiffres, ce sont à la fois les patients (qui voient leur reste à charge augmenter) et les officines (qui anticipent une nouvelle pression sur leurs marges) qui sont concernés.

En 2024, la marge brute moyenne est passée sous les 30 % du chiffre d’affaires, un seuil historiquement bas, alors même qu’elle se situait encore à 32 % quelques années plus tôt. Si le chiffre d’affaires moyen des officines s’est élevé à plus de 2,5 millions d’euros, en hausse de 5 % par rapport à 2023, cette progression a surtout été portée par des médicaments coûteux à faible marge : représentant déjà 42 % des ventes remboursables. Dans le même temps, les charges ont bondi de près de 12 %.

Une enquête syndicale affirme que 75 % des pharmacies ont vu leurs disponibilités baisser en 2024, et qu’une sur cinq fonctionne désormais en déficit de trésorerie. Selon Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), « les officines ne peuvent pas survivre si les pouvoirs publics continuent de rogner [les] marges [de celles-ci] tout en [leur] confiant de nouvelles missions ».

La colère des pharmaciens : un signal politique

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Plusieurs collectifs de pharmaciens ont exprimé l’idée de ne pas être relégués au rang de simples intermédiaires, mais bien d’être reconnus comme des acteurs de santé publique indispensables et spécifiques. (Image : YuriArcursPeopleimages / envato)

En mai 2024, les pharmaciens ont décidé de faire entendre leur voix. Près de 90 % des pharmacies (de France hexagonale et ultramarine, ndlr) ont baissé le rideau le temps d’une journée, dans une mobilisation massive et inédite destinée à alerter les pouvoirs publics sur la dégradation de leurs conditions économiques.

Leur message était clair : dénoncer des marges insuffisantes, une explosion des charges et une gestion des pénuries devenue insupportable. Au-delà, s’exprimait aussi la peur d’une dérégulation accrue – via la vente en ligne ou l’arrivée de nouveaux acteurs de la distribution.

Plusieurs collectifs de pharmaciens ont exprimé l’idée de ne pas être relégués au rang de simples intermédiaires, mais bien d’être reconnus comme des acteurs de santé publique indispensables et spécifiques. Plusieurs actions ont été menées l’été dernier qui ont fait suite à la première mobilisation professionnelle inédite de 2024.

À l’initiative de l’appel de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO) du 23 juin 2025, trois actions majeures ont été entreprises :

  • Une manifestation devant le ministère de la santé, le 1er juillet 2025,
  • La fermeture des officines relayée par une campagne médiatique massive le 16 août dernier,
  • Une manifestation d’ampleur menée le 18 septembre au cours de laquelle 75 % des officines ont été fermées et 52 cortèges organisés, rassemblant 15 000 manifestants sur tout le territoire.

Grâce à cette mobilisation professionnelle sans précédent, les pharmaciens ont remporté une victoire symbolique importante. Le Premier ministre d’alors, François Bayrou, a choisi de les écouter et a suspendu, pour un minimum de trois mois, l’arrêté sur le plafond des remises génériques, malgré l’opposition de Bercy.

Les officines françaises incarnent à elles seules le dilemme du système de santé national : concilier innovation pharmaceutique, maîtrise des dépenses publiques et équité d’accès aux soins. Elles sont à la fois le dernier commerce de proximité dans bien des territoires et le révélateur des contradictions d’une politique du médicament soumise à de multiples pressions, parfois contradictoires.

Leur fragilité croissante : marges érodées, fermetures multipliées en zone rurale, gestion quotidienne des pénuries, n’est pas une question marginale, mais un enjeu politique et social majeur. Comme l’a montré la mobilisation historique de mai 2024 et de l’été 2025, les pharmaciens refusent d’être réduits à de simples distributeurs. Leur avenir dépend désormais de la capacité des pouvoirs publics à inventer un compromis durable entre logiques économiques et exigences de santé publique.

On peut donc, à bon escient, se poser la question de savoir si la survie des officines n’est pas devenue le véritable baromètre de la santé démocratique de notre système de soins.

Rédacteur Charlotte Clémence

Auteur
Frédéric Jallat : Professor of Marketing and Academic Director of MSc. in Biopharmaceutical Management, ESCP Business School. Cet article est republié du site The Conversation, sous licence Creative Commons.

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