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Société. La petite île de Sercq, un difficile équilibre entre féodalité et libéralisme

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L'île anglo-normande de Sercq est un joyau de verdure et de sérénité au sommet de falaises vertigineuses, à quelques kilomètres des côtes normandes. Ses habitants auraient sans doute continué à vivre paisiblement selon leurs traditions, mais deux frères jumeaux, venus avec leurs ambitions et leurs grosses fortunes, ont bouleversé cette tranquillité.

Aller sur l'île de Sercq est un voyage fascinant au sein d'un environnement encore préservé. On accède à cette petite île magnifique par bateau depuis l'île de Guernesey en 45 minutes. Une des particularités les plus étonnantes de l'île, est l'interdiction des véhicules à moteur, sauf pour quelques tracteurs. Ce sont principalement des piétons, des vélos, et des calèches qui circulent sur les chemins ou les quelques routes, ajoutant beaucoup de calme et de sérénité à la beauté de l'île.

 Un bel environnement paisible et sans pollution à Sercq

L'île étend ses terres fertiles et ses villages sur environ 5 km² au-dessus de falaises abruptes, de formations rocheuses spectaculaires, de criques secrètes et de grottes marines. L’isthme de La Coupée est un pont naturel, « à couper le souffle », reliant la Grande Sercq à la Petite Sercq. 

On peut descendre jusqu'aux bassins de Vénus et d’Adonis, piscines naturelles renouvelées par les marées. Victor Hugo, durant son exil de 1855 à 1870 dans les îles anglo-normandes, dépeignit Sercq comme « le plus merveilleux poème de pierres qui surgisse de la surface des eaux ».  En visitant le domaine historique des jardins de la Seigneurie, on flâne entre rosiers, labyrinthes et potagers à la française. 

La petite île de Sercq, un difficile équilibre entre féodalité et libéralisme
En visitant le domaine historique des jardins de la Seigneurie, on flâne entre rosiers, labyrinthes et potagers à la française. (Image : wikimedia / Daniel Kraft  / CC BY-SA 3.0)

L'isolement géographique et l'accès difficile à l'île, avec ses côtes tout en falaises et rochers, l'a certainement préservée pendant longtemps des influences extérieures. Comme les échanges commerciaux avec les autres îles ou le continent étaient très limités, le peuple de Sercq apprit à vivre de façon autonome. 

Son économie, basée sur l'agriculture et la pêche, permit de maintenir un mode de vie traditionnel sans dépendre d'outils, de structures ou de méthodes modernes de production. La communauté insulaire a toujours été profondément attachée à ses traditions, favorisant ainsi la préservation d'une vie simple et ancrée à des valeurs essentielles. 

D'un repaire de pirates à un territoire autonome  

Son histoire est marquée par les occupations et les raids de pirates, puis par l’établissement de communautés monastiques. Depuis presque 450 ans, ce petit « rocher » de la Manche vit sous un statut accordé en 1565 par la reine Elizabeth Ie à un seigneur de Jersey, Hélier de Carteret. 

Elle donna pour mission au seigneur de coloniser et de peupler ce bout de terre afin de le protéger des Français et d'en expulser les pirates qui s'en servaient de base pour leurs opérations.  Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’île fut aussi occupée par les Allemands comme le reste des îles anglo-normandes. 

La petite île de Sercq, un difficile équilibre entre féodalité et libéralisme
L’isthme de La Coupée est un pont naturel, « à couper le souffle », reliant la Grande Sercq à la Petite Sercq. (Image : wikimedia / Daniel Kraft / CC BY-SA 3.0)

Sercq dépend de la Couronne britannique, mais conserve un statut politique autonome, hérité de son passé. Longtemps considérée comme la dernière terre féodale d’Europe, l’île conserva jusqu’en 2008 un système politique fondé sur les tènements (métairies), des terres concédées à une quarantaine de familles. Le Parlement local était alors constitué des quarante tenants féodaux (métayers) de l'île et de douze représentants de la population. 

Un équilibre délicat entre démocratie et féodalité

 En 2008, l'île de Sercq se tourna vers un système plus démocratique « après que le Conseil privé de la reine d'Angleterre eut entériné la décision des 600 îliens, votée deux ans auparavant sous la pression discrète de Londres, de se doter d'une Chambre de 28 députés élus au suffrage universel », explique Daniel Bastien du journal Les Echos. Ces 28 membres élus devaient alors légiférer sur les affaires intérieures. 

Le 10 décembre de cette année-là, la petite île tourna la page de plusieurs siècles d'ancienne féodalité, en organisant les premières élections démocratiques de son histoire. Toutefois celles-ci n'éliminèrent pas le statut féodal et seigneurial de l'île, mais le firent évoluer. 

La petite île de Sercq, un difficile équilibre entre féodalité et libéralisme
Les échanges commerciaux avec les autres îles ou le continent étaient très limités, alors le peuple de Sercq apprit à vivre de façon autonome. (Image : wikimedia / Dickelbers / CC BY-SA 3.0)

La petite île était rattachée à la Couronne britannique, cependant elle put conserver son autonomie et ses lois propres, distinctes du droit britannique. C'est en partie parce que la transmission du pouvoir est héréditaire et le titre de « Seigneur de Sercq » assure une continuité dans la gouvernance féodale. Le seigneur actuel, Christopher Beaumont, a hérité de cette charge en 2016. Il veille au respect des lois et coutumes locales. 

Autrefois le seigneur bénéficiait de privilèges ancestraux, tels que le droit de pêche exclusif dans les eaux de l’île ou la perception de certaines taxes. Maintenant ses prérogatives se sont réduites à de simple symboles.

Le Seigneur de Sercq a un rôle à la fois symbolique et administratif

Interrogé en 2023 par le journal Rennes Infos Autrement, le seigneur Beaumont confirmait : « Pour être honnête, je n’ai plus de rôle exécutif, je n’ai plus mon mot à dire ». Ensuite il ajouta : « À Sercq, nous disposons de notre propre gouvernement ! Nous pouvons augmenter les impôts, créer nos lois et nous avons notre propre système judiciaire ».  

Le  seigneur de Sercq  veut préserver la beauté et le dynamisme de l'île : « Nous essayons d’encourager les jeunes à venir vivre ici, à s’y installer avec leur famille. Nous invitons aussi les sociétés à s'implanter sur notre territoire grâce au télétravail». Le nouveau Parlement travaille en étroite collaboration avec le Seigneur pour maintenir l’équilibre entre tradition et modernité. 

La petite île de Sercq, un difficile équilibre entre féodalité et libéralisme
Le seigneur Beaumont le confirme : « Pour être honnête, je n’ai plus de rôle exécutif, je n’ai plus mon mot à dire ». (Capture d'écran / rennes-info-autrement.fr / sercq-rencontre-avec-le-dernier-seigneur-deurope)

Sercq a un statut juridique particulier, dû à son histoire. Dans un article de Ouest-France du 28 août 2025, Noémie Dambrin écrit : « l'île reste une anomalie administrative et fiscale : pas d'impôts sur le revenu, ni sur les plus-values, pas de droits de succession, ni de véritable législation du travail ».

La population vieillissante est confrontée maintenant à des défis économiques et sociaux. Les nouvelles générations ne se renouvellent pas suffisamment. Le dernier Seigneur de Sercq évoque même l'idée d'introduire un impôt sur le revenu.

L'arrivée de deux frères jumeaux milliardaires  

A Sercq, le cours de l'Histoire changea de cap et s'accéléra à partir de 1993. Deux magnats de la presse écossais allaient jeter leurs grains de sable et leurs capitaux financiers dans la vie harmonieuse d'une société modeste et paisible, vieille de plusieurs siècles.

Les frères David et Frederick Barclay (le premier est maintenant décédé) étaient propriétaires du journal le « Daily Telegraph » et du Ritz, un palace de Londres. Ils se firent construire un grand château de style néo-gothique sur l'îlot de Brecqhou qu'ils avaient acheté, juste à côté et dépendant de Sercq.  

La petite île de Sercq, un difficile équilibre entre féodalité et libéralisme
En 1993, deux magnats de la presse écossais allaient jeter leurs grains de sable et leurs capitaux financiers dans la vie harmonieuse d'une société modeste et paisible. (Capture d’écran / ouest-france.fr / normandie pres-de-jersey-l-incroyable-saga-des-richissimes-freres-barclay)

Les deux hommes d'affaires venaient sur leur ilôt privé en hélicoptère, ce qui fit déjà grincer les dents des habitants de Sercq. Ces deux-là souhaitèrent bientôt se débarrasser de certaines contraintes féodales qu'ils n'appréciaient guère, pour pouvoir réaliser leurs projets, et imposer une forme de libéralisme économique.

« Les Barclay s'attaquent d'abord au vieux droit normand de primogéniture, qui les empêche de désigner leurs enfants comme héritiers de leur immense fortune, et qui finit par être aboli en 1999. Mais leur guérilla juridique ne s'arrête pas là », écrivait en 2007 Adrien Jaulmes dans l'article «Révolution sur l'îlot féodal de Sercq » du journal Le Figaro. 

Ce furent eux qui, aidés de leurs avocats, remirent en question la Constitution du Parlement de l'île devant la Cour européenne des droits de l'homme. Ceci aboutit, avec tout de même l'approbation d'une majorité de Sarkais, à l'élection des députés au suffrage universel en 2008. Cependant les Barclays ne purent compter que sur cinq députés qui étaient favorables à leurs projets sur l'île.

Un bras de fer nécessaire pour poser des limites et sauvegarder des traditions 

Lors d'un vote ultérieur, la majorité de la population se prononça en faveur des partisans du « féodalisme », au détriment des partisans des « réformes » prévues par les frères Barclay. Ces réformes incluaient l'abolition du caractère héréditaire du mandat de seigneur et l'abolition du cumul du pouvoir judiciaire et exécutif par le sénéchal. Les frères jumeaux avaient aussi des projets de développement d'un tourisme de masse. 

La petite île de Sercq, un difficile équilibre entre féodalité et libéralisme
La propriété de la famille Barclay est hautement sécurisée et interdite d'accès au public sur l'ilôt du Brecqhou, juste à côté de Sercq. (Image : wikimedia / Diegourdiales / CC BY-SA 3.0)

Par mesure de rétorsion suite à la désapprobation de leurs projets, les frères Barclay fermèrent leurs divers commerces et entreprises sur l'île, et licencièrent leurs 140 employés, c'est-à-dire un habitant sur quatre. Cependant leur mouvement d'humeur fut de courte durée et ils rétablirent leurs activités sur l'île dès la réunion du nouveau Parlement en janvier 2009. 

Les frères Barclay contestèrent aussi, devant la Cour suprême de Londres, les privilèges du Seigneur de Sercq, notamment son droit de véto sur les ordonnances, son droit à percevoir un treizième de chaque transaction immobilière, et son pouvoir de nomination du prévôt et du sénéchal. Mais ils furent déboutés.

Dans l'article « Les mystérieux frères Barclay, maîtres de l'île de Brecqhou » Marc Roche du journal Le Monde écrivait en 2013 qu'une enquête de la BBC avait récemment révélé « la pratique intensive par les Barclay de l'évasion fiscale et cela en toute légalité. Sercq est un paradis fiscal comme on n’en fait plus: pas d’impôt sur le revenu, ni sur le capital, ni sur l’héritage. En étant à la fois résidents de Monaco et de Brecqhou, les jumeaux ne paient pas l’impôt sur les sociétés. Leurs avoirs sont dissimulés dans des compagnies, trusts et fondations domiciliés offshore ».

Alors en conséquence, « deux banques installées dans de petits cottages et les boîtes aux lettres de plus de 500 sociétés offshore sont aussi venues se nicher dans ce petit paradis de bocages et de chevaux. Tout fait de Sercq un refuge naturel : sa fiscalité inexistante comme sa topographie », ironisait Adrien Jaulmes du Figaro.

La petite île de Sercq, un difficile équilibre entre féodalité et libéralisme
« Deux banques installées dans de petits cottages et les boîtes aux lettres de plus de 500 sociétés offshore sont aussi venues se nicher dans ce petit paradis de bocages et de chevaux ». (Image : wikimedia / Clemensfranz / CC BY-SA 3.0)

Entre un monde respectueux des traditions et un monde d'hommes d'affaire ambitieux, des choix difficiles pour l'avenir

La population de l'île se divisa sur les implications des projets des millionnaires et de leurs actions financières dans diverses entreprises. Le goût des frères Barclay pour les investissements hôteliers fit craindre aux traditionalistes la transformation de cet îlot encore préservé de la modernité en repaire pour gens très fortunés. Alors que les plus jeunes, souvent condamnés à l'expatriation, lorgnaient les créations d'emplois à la clef. 

Il est certain que les frères Barclay ont créé un dynamisme économique sur l'île de Sercq. Cependant, dans bien des cas, on a pu leur reprocher leurs manières peu respectueuses envers les autochtones. Par exemple, ils allèrent jusqu'à diffuser gratuitement une newsletter où ils critiquaient et lançaient des rumeurs sur des personnes de l'île qui leur résistaient dans certaines affaires. Suite à des plaintes, la Couronne britannique leur ordonna de mettre un terme à ces diffamations, sous peine de poursuites.

Les opposants aux Barclay les ont accusés de vouloir prendre possession de toute l'île. En 2017, ils avaient déjà racheté la moitié des commerces et le quart des terrains. Par leurs investissements financiers dans le patrimoine de l'île, les Barclay ont une emprise sur la vie des gens de Sercq, que ceux-ci le veuillent ou non. 

La petite île de Sercq, un difficile équilibre entre féodalité et libéralisme
La plantation de vignes est une des réalisations controversées des frères Barclay sur l'île de Sercq. (Image : wikimedia / Man vyi / Domaine public)

Certains, surtout chez les plus jeunes, prennent cette situation avec optimisme, heureux de trouver encore des emplois à Sercq. D'autres, souvent plus âgés, tiennent à garder une vie paisible et sereine, comme elle l'était avant. Ils ont toujours aimé leur île, ils en connaissent chaque recoin. Ils ont aussi raconté entre eux tellement d'histoires de son passé! Ils s'inquiètent un peu de ce qu'elle deviendra dans le futur, et de ce que feront les jeunes. 

Remplis de l'authenticité de leurs vies simples sur l'île, ils sont aussi philosophes et savent différencier les bons aspects de ce monde moderne de ses aspects désastreux. Assis dans leur jardin ou au bord d'un chemin, contemplatifs, ils regardent la mer en bas des falaises, et ils écoutent le rugissement des vagues sur les rochers escarpés.

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