Un jeune couple de Juifs, eux-mêmes victimes d’interdit professionnel, anticipant les événements, créèrent et organisèrent un réseau de protection, d’accompagnement et de placement d’enfants juifs. De nombreuses personnes participèrent à sauver les enfants des camps de la mort.
Depuis novembre 1942, des Juifs de toute l’Europe affluaient à Nice (environ 20 000 début 1943), qui était sous occupation italienne. Les militaires italiens, dans le sud-est de la France, fermaient les yeux sur les identités juives et interdisaient les déportations. Le consul général d’Italie qui administrait la région occupée refusait d’appliquer les lois antisémites du régime de Vichy.
Des réalités choquantes qui alertèrent Moussa
Moussa Abadi, né en 1910 dans le ghetto de Damas en Syrie, apprit le français à l’école de l’Alliance juive et obtint une bourse pour étudier en France. À la Sorbonne, il étudia et travailla sur les contes et fabliaux du Moyen Âge et se passionna pour le théâtre. Il participa à deux troupes théâtrales. Mais la guerre et les lois antijuives du gouvernement de Vichy le chassèrent de la Sorbonne.

Odette Rosenstock, née en 1914 à Paris, fit des études de médecine et obtint son doctorat en 1939. Au cours de cette même année, elle rencontra Moussa Abadi. Etant juive, il fut interdit à Odette de pratiquer la médecine. Alors, ils rejoignirent ensemble les réfugiés juifs à Nice.
Moussa eut deux chocs terribles qui allaient plus tard le mener à une entreprise héroïque avec sa compagne Odette. Moussa fut un jour témoin d’une scène extrêmement choquante sur la Promenade des Anglais à Nice. C’était au début de la guerre, sous le régime de Vichy, avant l’occupation italienne. Dans une allocution au Colloque des enfants cachés en 1995, retranscrite sur le site lesenfantsetamisabadi.fr, il raconta la scène : « ... une femme étendue par terre, couverte de sang, le poète aurait dit : " couchée sur le sol à la face de Dieu ". Devant elle, un milicien botté, qui lui fracassait lentement, méthodiquement le crâne, devant une vingtaine de témoins, épouvantés, et à côté, une femme un peu plus jeune, je saurai beaucoup plus tard qu’elle en était la sœur, elle tenait par la main un enfant de six ans qui hurlait : " Maman, maman, maman ! ". J’ai fui, et je me suis mis à crier dans les rues. Les gens se retournaient sur mon passage, je m’en prenais à qui ? À Dieu ! Je lui disais : " Pourquoi l’as-tu abandonnée, pourquoi es-tu absent quand il y a des crimes comme ça ? " C’était un choc effroyable. »
Quelques mois plus tard, l’armée italienne occupait Nice et sa région. Une amie de Moussa vint lui dire qu’un aumônier des troupes italiennes revenant de Russie voulait se confier à quelqu’un. Moussa accepta d’être son confident. Il alla le voir dans une chambre d’hôtel. Moussa raconta de nouveau : « Il m’invita à m’asseoir et dit : "Monsieur, ce que je vais vous dire, vous n’allez pas le croire. Mais je tiens à le dire, parce que je vais revenir sur le front de Russie, je vais sans doute mourir, et je voudrais que quelqu’un sache." Et il me raconta ce qu’il avait vu sur le front de Russie, ce que les Waffen SS faisaient de nos enfants. Eh bien, je ne vous le dirai pas, parce que c’est indicible ! Quand il eut fini, je lui dis : " Mon père, vous aviez raison, je ne vous crois pas, la barbarie a des limites ! " Il m’a dit : " Bon ! " Il déboutonna lentement sa soutane, sortit un crucifix en bois, le mit entre ses mains et dit : " Moi, Julio Penitanti, prêtre, je jure sur ce crucifix que je ne vous ai dit que la vérité ! Maintenant, libre à vous de ne pas me croire ! " Il ajouta avant de me quitter : " Quand les Allemands viendront ici, vos enfants souffriront beaucoup ! Je vous aurai prévenu ! " Et je crois, qu’à ce moment-là, il pleurait. Alors, les signes étaient là. Et si les Allemands venaient ? Et si les Allemands occupaient la zone Sud ? Qu’allaient devenir les enfants ? »

Justes parmi les Nations
Alors que l’armée allemande n’avait pas encore envahi le sud de la France, Moussa et Odette se préparèrent au pire. Ils décidèrent de s’organiser pour sauver les plus humbles et les plus vulnérables, donc les enfants. Mais de quelle façon ? Moussa demanda, par l’intermédiaire d’un père jésuite qu’il connaissait, une entrevue avec l’évêque de Nice, Monseigneur Rémond.
Monseigneur Rémond avait déjà pris position contre le nazisme et les persécutions religieuses. Il espérait le convaincre de l’aider à sauver les enfants. Il lui promit qu’il n’y aurait pas d’arme utilisée. Moussa raconta l’entrevue : « Monseigneur, je suis un Juif. Je viens de loin. Je suis originaire d’un des ghettos les plus vieux du monde. Je viens vous demander de prendre des risques, d’essayer de vivre vos Évangiles comme je vais essayer de vivre ma Bible. Vous pouvez me jeter dehors, vous pouvez me chasser. Mais sachez que sans vous, je ne pourrai pas sauver les enfants. » Monseigneur Rémond semblait embarrassé, il dit : « Je vais essayer de réfléchir ». Arrivé devant la porte, il dit à Moussa : « Je crois bien que vous m’avez convaincu ! Je crois bien que vous m’avez converti ! »
Monseigneur Rémond ouvrit les pensionnats catholiques du diocèse. Il nomma officiellement Moussa Abadi, Inspecteur de l’Enseignement libre du diocèse de Nice et mit à l’évêché un bureau à sa disposition. Odette fut nommée Assistante sociale de l’évêché. Ils durent changer d’identité : Moussa devint Monsieur Marcel (d’où le nom de réseau Marcel), sous le pseudonyme arabe de Fouad el Mousri, et Odette devint Sylvie Delattre.
D’autres personnes courageuses prirent part à l’organisation de ce réseau et d’un plan de campagne autour de Moussa, Odette et Monseigneur Rémond. Des personnes travaillant à l’évêché, proches de l’évêque, établirent les listes des institutions, couvents ou collèges du diocèse, susceptibles d’accueillir des enfants. Odette prit contact avec les pasteurs Edmond Evrard et Pierre Gagnier qui acceptèrent aussitôt de participer, ainsi que leurs épouses et leurs enfants. Ils dirigeraient une partie des enfants du réseau Marcel vers des familles protestantes ou évangéliques, prêtes à les héberger.

Moussa et Odette prospectaient les lieux d’accueil possibles jusque dans l’arrière-pays niçois. Moussa fabriquait des faux-papiers, des fausses cartes d’alimentation, et Monseigneur Rémond venait l’aider de temps en temps. Il en fabriqua plus de mille avec des cartes vierges, fournies par un responsable du ravitaillement général des Alpes-Maritimes. Il obtenait et gérait des aides financières, venant en particulier du Joint, une organisation humanitaire juive fondée en 1914. Tout était préparé, pour accueillir entre 150 et 200 enfants.
La traque des Juifs, constante et implacable
A partir de septembre 1943, suite à l’armistice entre les Alliés et les Italiens, ceux-ci se retirèrent progressivement de la région niçoise et un jour l’armée allemande arriva, envahit Nice et occupa les Alpes-Maritimes. Les nombreux réfugiés juifs avaient maintenant tout à craindre des soldats SS et de leur impitoyable capitaine Aloïs Brunner, qui fut responsable de la mort d’environ 128 000 Juifs en France, Autriche et Slovaquie. Ils avaient recours à la corruption et à la torture pour obtenir des informations. En seulement trois mois, 1 810 juifs furent déportés.
C’est dans ce contexte qu’opéra le réseau Marcel de Moussa Abadi et Odette Rosenstock. Quand Moussa et Odette furent face à la véritable traque des Juifs, ils purent sauver des centaines d’enfants juifs des camps de la mort nazie.
Moussa confia lors de son discours en 1995 : « Ceux qui n’ont pas vécu le jour de l’arrivée des Allemands à Nice ne pourront pas imaginer ce qu’a été cette chasse à l’homme. On ramassait les Juifs, pardonnez-moi d’employer cette expression, à la pelle. Partout. Dans les hôtels, sur les trottoirs, dans les rues. Et nous étions là, deux, avec Odette, à ramasser des enfants qui venaient d’un peu partout. Les concierges nous les envoyaient. Leurs parents venaient avec eux. Ils les déposaient, ils s’en allaient. On commençait à les placer, un peu partout, dans les institutions religieuses, dans les couvents, dans les familles. Mais on pouvait faire ça avec des adolescents, de 12 ans, de 13 ans, en leur disant : " Tu ne t’appelles plus Epelbaum, tu ne t’appelles plus Jeannette Zvita. Tu t’appelles Rocher, tu t’appelles Durand, " c’était facile. »

Pour les enfants plus jeunes, Odette et Moussa ne pouvaient pas les laisser dans une institution ou dans une famille sans leur faire assimiler une nouvelle identité. C’était une sorte de dépersonnalisation et cela prenait du temps. Une villa était à leur disposition au couvent des Clarisses pour « dépersonnaliser » les enfants. Cela durait des heures, c’était très éprouvant pour tous. C’était des enfants qui, souvent, avaient déjà perdu leurs parents, et il leur fallait de plus abandonner leur prénom et leur nom, et jusqu’à la mémoire de leurs parents, de leur famille et de leur vie passée. C’était le prix à payer pour pouvoir rester en vie.
Moussa dit aussi : « Mais une fois les enfants placés, le travail ne faisait que commencer. Et c’est alors qu’intervenait Odette (...) vraiment, ce qu’elle a fait, personne n’aurait pu le faire. Il fallait courir, d’un coin à un autre, avec des vêtements. Ces enfants avaient besoin de quoi ? D’un peu de tendresse, d’un peu d’amitié, d’un peu d’amour. Elle allait leur porter la tendresse, l’amitié, l’amour, parfois une barre de chocolat, parfois quelques vêtements, parfois des courriers. » Un autre travail remarquable du réseau Marcel : des fiches signalétiques furent élaborées et cachées pour que les enfants puissent retrouver leurs familles à la fin des hostilités.
Des épreuves et des alertes dans le réseau Marcel, jusqu’à la Libération
Un matin, Odette fut arrêtée par la Gestapo, puis interrogée à Nice. Après une semaine, elle fut déportée à Drancy. En l’apprenant, Moussa et Monseigneur Rémond furent soulagés. Un soulagement pour elle, car elle ne serait plus interrogée, et tout le monde savait ce qu’était un interrogatoire de la Gestapo. Un soulagement pour eux aussi car elle ne parlerait pas. Au Centre de Documentation Juive Contemporaine, il fut retrouvé deux feuillets de la Gestapo concernant le réseau Marcel. Le premier était une dépêche de la Gestapo de Nice à la Gestapo de Drancy, et était libellé ainsi : « Reprenez interrogatoire juive Rosenstock ». Deuxième feuillet, réponse de la Gestapo de Drancy à la Gestapo de Nice : « Trop tard, impossible reprendre interrogatoire juive Rosenstock, elle est déjà à l’Est ».
Il y eut beaucoup de tribulations, de peurs et d’alertes à la sécurité dans le réseau Marcel jusqu’à la fin de la guerre. Comme cet exemple que rapporta Moussa : « Il y en avait comme ça, de temps en temps, un gosse de 6 ans qui se tourne vers son camarade et qui dit : " Tu sais, je ne m’appelle pas Rocher, je m’appelle Blumenfeld, c’est un secret, ne le répète pas !" Et l’école nous appelait, on courait, il fallait déplacer en catastrophe l’enfant. C’était ça, notre pain quotidien. C’était ça, sauver des enfants. »

Arriva le jour radieux de la Libération. Moussa installa son bureau dans le Commissariat aux Affaires Juives et les parents se ruèrent pour retrouver leurs enfants, ils ne pouvaient plus attendre. Partout les gens de bonne volonté ramenèrent les enfants à leurs parents rescapés de la Shoah. Un jour Moussa reçut une enveloppe avec un petit papier froissé dedans. Il était écrit dessus : Odette, vivante, Bergen-Belsen. Moussa et Odette se retrouvèrent et se marièrent. Ils reprirent leur travail et installèrent un dispensaire pour faire passer des examens médicaux aux enfants avant de les rendre à leurs parents.
Grâce à tous les documents et témoignages sur cette période cauchemardesque de l’Holocauste, nous pouvons facilement revisiter ces événements historiques. Cela peut nous amener à réfléchir encore sur le bien, le mal, les causes de la violence poussée jusqu’à la monstruosité des hommes, et la finalité de la souffrance vécue jusqu’à l’extrême. Il y a des situations vraiment difficiles à comprendre. Comme en témoignait Moussa : « … je m’en prenais à qui ? A Dieu ! Je lui disais : " Pourquoi l’as-tu abandonnée, pourquoi es-tu absent quand il y a des crimes comme ça ? " » Odette et Moussa Abadi, Monseigneur Rémond, les pasteurs Evrard et Gagnier furent reconnus « Justes parmi les Nations », comme beaucoup d’autres en France qui eurent le courage de protéger les Juifs durant l’Holocauste.
La vie et les événements de la vie sont-ils fortuits dans notre monde ? Ou alors, y a-t-il des causes que nous ne pouvons pas ou ne savons pas percevoir ? Combien de fois avons-nous vu dans la presse ou dans des manifestations le slogan : Plus jamais ça !? Et pourtant des atrocités se produisent toujours entre les hommes sur Terre... Qu’y a-t-il dans l’esprit des hommes, de quoi sont faites nos pensées pour en arriver jusque-là ?
Toujours est-il que face à une constante et implacable chasse aux Juifs, la confiance, le courage, la coopération et le dévouement de tant de personnes participant au réseau Marcel et sauvant 527 enfants d’une souffrance extrême et d’une mort probable, remplit le cœur d’espoir pour l’humanité.
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