Dans la Chine ancienne, la vertu servait de critère ultime pour juger toute action. Cette vision du monde a donné naissance à des prodiges qui forcent encore aujourd’hui l’admiration. L’un d’eux illustre comment, à l’époque des Printemps et Automnes (770-476 avant notre ère), le conseiller d’un modeste royaume réussit, en quelques phrases bien senties et en utilisant la sagesse diplomatique, à convaincre le souverain d’une grande puissance de recevoir son maître avec tous les honneurs dus à son rang.
À cette période troublée, le royaume de Zheng se trouvait pris en étau entre deux géants rivaux, Jin et Chu. Pourtant, grâce à son conseiller Zi Chan (? - 522 av. J.-C.), expert dans l’art d’analyser les rapports de force internationaux, le petit État parvenait à naviguer avec habileté entre les intérêts des grands. Confucius (551-479 av. J.-C.) lui-même, bien qu’il ne l’ait jamais rencontré, versa des larmes à l’annonce de sa mort. Une leçon de sagesse diplomatique qui résonne encore à travers les siècles.
Un affront diplomatique au royaume de Jin
En 542 avant notre ère, le mois même où mourut le duc Xiang de Lu (572-542 av. J.-C.), Zi Chan accompagna son souverain, le duc Jian de Zheng (? - 530 av. J.-C.), en visite officielle au royaume de Jin. Or, invoquant le deuil qui frappait Lu, royaume frère, Jin refusa de les recevoir. Face à cet affront, le conseiller de Zheng prit une décision audacieuse : il ordonna de démolir entièrement les murailles de la résidence des hôtes et d’y faire entrer leurs chars et chevaux.
Ce geste spectaculaire ne passa pas inaperçu. Jin dépêcha aussitôt Shi Wenbo, conseiller du duc Ping de Jin (r. 557-532 av. J.-C.), pour demander des explications.
L’émissaire commença : « Notre royaume souffre de l’imperfection de son administration et de ses lois. Des brigands sévissent à l’extérieur. Pour protéger les délégations étrangères, nous avons rénové les résidences, rehaussé les portails et renforcé les enceintes. Aujourd’hui, vous les détruisez. Comment accueillerons-nous les autres visiteurs ? Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons de votre acte ? »
Une réponse empreinte de sagesse diplomatique
La réplique de Zi Chan mêla fermeté et respect.
« Notre royaume est exigu et coincé entre les grandes puissances, qui nous demandent régulièrement des tributs. Nous nous efforçons de les fournir et venons nous présenter à la cour chaque fois que nécessaire. Or aujourd’hui, vos ministres sont indisponibles et nous n’avons reçu aucun ordre nous permettant d’être reçus par le duc de Jin. Sans cette réception officielle, nous ne pouvons présenter nos présents selon la cérémonie protocolaire d’inspection requise. Impossible de les offrir dans ces conditions, mais tout aussi impossible de les laisser se détériorer au soleil et à la pluie ! »

Puis le diplomate de Zheng poursuivit avec une évocation nostalgique qui toucha au cœur de l’honneur de Jin : « J’ai entendu dire qu’autrefois, lorsque le duc Wen de Jin (r. 636-628 av. J.-C.) exerçait l’hégémonie, son propre palais était modeste, dépourvu de pavillons d’agrément. En revanche, les résidences réservées aux princes vassaux étaient vastes et majestueuses, semblables au palais actuel de votre souverain. À cette époque bénie, des serviteurs entretenaient régulièrement les bâtiments et les chemins. Quand les délégations arrivaient, des gardiens allumaient des torches dans les cours, des veilleurs patrouillaient, des écuries accueillaient les attelages, des entrepôts conservaient les présents. Même les domestiques des visiteurs n’avaient rien à faire, tout était prévu pour eux. Les responsables des chars graissaient les essieux, les balayeurs, les palefreniers... chacun s’acquittait parfaitement de ses devoirs. Le duc Wen recevait sans délai, ne laissant jamais les hôtes en attente, respectant scrupuleusement le protocole. En cas d’incident, il apaisait les esprits ; face à l’ignorance, il instruisait ; devant le dénuement, il secourait. Les délégations se sentaient comme chez elles à Jin, sans craindre ni calamité, ni brigandage, ni intempéries. »
Il interrogea ensuite Shi Wenbo : « Mais aujourd’hui, le palais d’été de votre duc à Tongtí s’étend sur des lieues, tandis que les princes vassaux sont logés dans des bâtisses dignes de serviteurs. Les chars ne peuvent franchir les portes, impossible d’escalader les murs. Dehors, les bandits pillent ouvertement, les catastrophes menacent, et nul ne sait quand nous serons reçus. Si je n’avais pas abattu ces murailles pour abriter nos équipages, où aurions-nous entreposé nos présents ? Leur dégradation aurait été le déshonneur de notre royaume. Certes, Jin porte le deuil de Lu, mais nous aussi partageons cette affliction. Si l’occasion nous est donnée de présenter nos offrandes, nous réparerons ces murs avant de repartir. Ce sera là une grâce de votre duc envers nous. »
Jin se soumet
Shi Wenbo rapporta ces paroles à Zhao Wenzi, le ministre. Celui-ci déclara : « Zi Chan a vraiment raison, c’est notre vertu qui fait défaut ! » Il envoya ensuite Shi Wenbo présenter des excuses à Zheng : « C’est nous qui n’avons pas fait notre travail. »
Par la suite, le duc Ping de Jin reçut le duc Jian de Zheng avec une grande solennité, multipliant les marques de courtoisie. Les présents offerts en retour à Zheng furent particulièrement généreux. Jin raccompagna ensuite la délégation et fit reconstruire entièrement les résidences des hôtes.
Shu Xiang, un autre conseiller du duc de Jin, commenta : « Quand il faut parler, il faut le faire, comme l’a fait Zi Chan. Zi Chan a pris la parole, et tous les princes vassaux en ont bénéficié. Le Classique des vers (Shijing) dit :
言以足志,文以足言
Yan yi zu zhi, wen yi zu yan
La langue permet d’exprimer pensées, émotions et aspirations. Pour que les écrits et les idées se propagent largement, il convient de soigner à la fois le fond et la forme.
Zi Chan maîtrise parfaitement le sens profond de cette phrase.
Référence : Chroniques de Zuo (Zuozhuan)
Rédacteur Yi Ming
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