L’étrange projet de loi de l’Oklahoma sur les fœtus et l’alimentation
En janvier 2012, l’assemblée législative de l’Oklahoma a discrètement reçu un projet de loi qui semblait presque trop étrange pour être vrai. Déposé par le sénateur républicain Ralph Shortey. Ce projet de loi pouvait paraître farfelu. Mais il a permis de mettre en lumière cette question : à quel moment l’innovation franchit-elle une limite morale, et qui a le pouvoir de décider ?
le projet de loi sénatorial 1418 stipulait : « Aucune personne ni entité ne doit fabriquer ou vendre sciemment des aliments ou tout autre produit destiné à la consommation humaine contenant des fœtus humains avortés dans ses ingrédients ou utilisant des fœtus humains avortés dans la recherche ou le développement de l’un quelconque de ces ingrédients.»
Cette formulation à elle seule a fait les gros titres. En quelques jours, des médias comme NPR, le Los Angeles Timeset The Atlanticont repris l’histoire. Certains lecteurs ont réagi avec incrédulité, d’autres avec mépris. « Je ne savais pas que ça existait », a ironisé un chroniqueur. Les réseaux sociaux en ont fait une blague : une loi contre les « aliments pour fœtus ».
Mais sous le ridicule, l'épisode a révélé quelque chose de plus complexe : la relation tendue entre innovation scientifique, limites éthiques et confiance du public. S'agissait-il d'un simple jeu politique en Oklahoma ? Ou d'un signe avant-coureur de conflits éthiques plus profonds se préparant à la frontière des biotechnologies ?
L'étincelle derrière la législation

Le sénateur Shortey n'a jamais prétendu que les supermarchés de l'Oklahoma stockaient des sodas contenant des tissus fœtaux. Il a plutôt souligné un malaise croissant quant à la manière dont les lignées cellulaires dérivées d'embryons humains étaient utilisées dans la recherche et le développement de produits.
Ses inquiétudes semblaient liées à des informations selon lesquelles Senomyx, une entreprise de biotechnologie californienne, s'associerait à de grands fabricants de produits alimentaires, comme PepsiCo, pour développer des arômes artificiels. En 2011, l'association Children of God for Life a accusé Senomyx d'avoir utilisé une lignée cellulaire connue sous le nom de HEK 293 – abréviation de Human Embryonic Kidney cells (cellules rénales embryonnaires humaines), obtenues pour la première fois aux Pays-Bas au début des années 1970 – dans le cadre de ses tests.
Senomyx a nié la présence de matériel fœtal dans les aliments finis, soulignant que les cellules ne servaient qu'à tester. En effet, la lignée cellulaire HEK 293 est largement utilisée dans l'industrie biotechnologique, notamment pour le développement de médicaments. Mais pour Shortey, l'éthique était primordiale : si des cellules embryonnaires étaient en cours de développement, il ne voulait pas qu'elles soient utilisées à proximité de la production alimentaire en Oklahoma.
« Je ne sais pas si cela se produit en Oklahoma, c'est possible, peut-être pas », a-t-il déclaré à la station de radio KRMG de Tulsa. « Ce que je dis, c'est que si cela se produit, nous n'autoriserons pas sa fabrication ici.»
Science, éthique et le flou qui les sépare
Pour les scientifiques, la distinction entre l'utilisation d'une lignée cellulaire d'origine humaine dans un essai en laboratoire et l'introduction de fœtus dans les aliments est évidente. Pourtant, cette nuance survit rarement à l'arène politique. Les cellules HEK 293 sont immortalisées, ce qui signifie qu'elles se reproduisent indéfiniment en laboratoire. Les cellules disponibles aujourd'hui sont éloignées de plusieurs générations de la source embryonnaire d'origine, datant des années 1970.
Pourtant, cette réaction viscérale est compréhensible. L'expression même de « cellules fœtales » évoque un poids moral et émotionnel. Au début des années 2000, la recherche sur les cellules souches avait déjà suscité un vif débat national, le président George W. Bush ayant imposé des limites fédérales au financement des cellules souches embryonnaires (NIH). Pour beaucoup, l'idée que des entreprises exploitent ce matériau pour des produits de consommation était une erreur, même indirecte.
C'est là que l'ambiguïté se développe : les scientifiques affirment qu'aucun tissu fœtal n'entre dans la composition des aliments ; les militants affirment que le secret des affaires et la complexité des brevets maintiennent le public dans l'ignorance. Qui a raison ? Peut-être les deux. Senomyx a déposé des brevets mentionnant explicitement la protéine HEK 293 dans des tests de récepteurs d'arômes (Google Patents). Ce n'est pas la même chose que des cellules fœtales dans une canette de soda, mais cela signifie que les outils de la biotechnologie, dont les origines sont éthiquement contestées, sont présents dans la chaîne de l'innovation alimentaire. Pourquoi les moqueries ont-elles surgi si vite ?
La couverture médiatique a largement misé sur le ridicule. The Atlantica ironisé sur le fait que Shortey « ne s'attendait pas à ce que la petite interdiction des fœtus dans l'alimentation qu'il a proposée reçoive l'attention qu'elle a suscitée ». Le Los Angeles Timess'est étonné que quiconque puisse même envisager de rédiger un tel projet de loi.
Ce scepticisme était justifié. Shortey avait l'habitude de déposer des projets de loi qui semblaient davantage destinés à provoquer qu'à légiférer, notamment des mesures ciblant les immigrants sans papiers. Et le projet de loi 1418 du Sénat, avec son langage cru sur les « fœtus avortés », était voué à devenir un mème.
Mais le ridicule peut aussi servir de diversion. Transformer un sujet en plaisanterie le rend plus facile à rejeter, même en cas de préoccupations éthiques non résolues. Après tout, ce projet de loi n'a pas été inventé de toutes pièces ; il reflétait une réelle préoccupation quant à l'intersection entre la science et l'industrie.
Les enjeux profonds de cette démarche
On peut adopter deux points de vue sur le projet de loi de l’Oklahoma.
- Le point de vue sceptique : il s'agissait d'une solution en quête d'un problème, un moyen pour un politicien de faire la une des journaux en rédigeant une loi incendiaire contre un phénomène qui n'existait pas. Les scientifiques ont assuré au public qu'aucun fœtus n'était présent dans les aliments, et que suggérer le contraire était une désinformation.
- Le point de vue prudent : même si le projet de loi était maladroitement formulé, il soulevait des questions éthiques légitimes sur la transparence en biotechnologie. Des entreprises comme Senomyx opéraient principalement à l'abri des regards. Leurs méthodes reposaient sur des lignées cellulaires dérivées d'embryons humains. Les consommateurs n'avaient aucun moyen de savoir – et peut-être même aucun mot à dire sur l'acceptabilité de cette pratique.
Ces deux points de vue révèlent une vérité sur la gouvernance à l'ère des biotechnologies : l'écart entre ce que les scientifiques comprennent et les craintes du public est immense, et ce fossé s'engouffre dans les conflits politiques, religieux et culturels.
Quel a été le parcours de ce projet de loi ?
En pratique, le projet de loi 1418 du Sénat n'a jamais été adopté. Le projet de loi n'a pas été adopté en commission, et l'Oklahoma n'a pas interdit la recherche ni les produits liés aux lignées cellulaires embryonnaires. Senomyx a finalement été racheté par le géant suisse des arômes Firmenich en 2018, disparaissant discrètement dans le tissu de la science alimentaire mondiale.
Le projet de loi subsiste principalement comme un artefact dans les archives numériques des lois curieuses – souvent cité aux côtés de listes de « lois étranges » ou partagé comme un exemple de théâtre politique. Pourtant, pour ceux qui se souviennent de la tempête médiatique, il rappelle aussi que la moquerie peut occulter la complexité.
Pourquoi cela est-il toujours important aujourd'hui ?

Les questions sous-jacentes restent urgentes. Alors que les biotechnologies continuent de façonner l'industrie alimentaire, comme de la viande cultivée dérivée de cellules souches animales aux cultures génétiquement modifiées, la confiance du public repose sur la transparence. Lorsque des brevets citent des lignées cellulaires fœtales, ou lorsque des groupes de surveillance découvrent des détails gênants, les consommateurs méritent une information claire, et non un euphémisme.
L'éthique scientifique est rarement simple. Ce qui commence comme une cellule prélevée il y a des décennies peut devenir un outil de laboratoire courant, dépouillé de son poids moral initial aux yeux des chercheurs. Pourtant, pour de nombreux citoyens, cette histoire ne peut être effacée.
La leçon du projet de loi sur l’alimentation des fœtus
Le projet de loi 1418 du Sénat de l’Oklahoma n’a jamais été adopté. Mais le débat qu’il a suscité reste important. Qu’on le considère comme absurde ou prémonitoire dépend de la façon dont on équilibre l’explication scientifique et l’instinct éthique, et de la confiance que l’on accorde aux entreprises pour révéler la vérité. Le véritable héritage de ce projet de loi n’est peut-être pas son échec en commission, mais sa question persistante : à quel moment l’innovation franchit-elle une limite morale, et qui a le pouvoir de décider ?
À une époque où la science évolue plus vite que la compréhension du public, ces questions méritent mieux que des moqueries. Elles méritent une place publique où les citoyens peuvent peser les faits, les craintes et les possibilités, et se forger leur propre opinion.
Rédacteur Charlotte Clémence
Source : When Lawmakers Ban What We Laugh At: Oklahoma’s Curious Bill on Fetuses and Food
www.nspirement.com
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