Le fabricant d’ultrafast-fashion Shein, qui jusque-là vendait en ligne, arrive dans plusieurs grands magasins. Quel impact cela aura-t-il sur les consommateurs ? À qui profitera cette nouvelle association ? Au géant chinois ? ou aux enseignes tricolores ?
Le 1er octobre 2025, la Société des grands magasins (SGM) a officialisé son partenariat avec Shein : un premier « shop-in-shop » Shein ouvrira au BHV Marais et dans cinq Galeries Lafayette de province. Le groupe Galeries Lafayette s’est immédiatement désolidarisé de cette décision, évoquant un désaccord « contractuel et de valeurs » avec ces magasins franchisés.
Cette annonce a aussitôt déclenché un tollé : marques françaises, militants écologistes et universitaires dénoncent une mésalliance entre l’ultrafast-fashion et le temple du luxe que sont les Galeries Lafayette. Et leurs inquiétudes ne sont pas infondées, car ce rapprochement soulève des enjeux majeurs pour les consommateurs, pour les enseignes et pour la planète. Afin de les comprendre, il faut d’abord revenir à ce qu’est l’ultrafast-fashion.
N°2
Le diable s’habille en ultrafast-fashion ?
L’ultrafast-fashion représente l’aboutissement extrême d’un modèle déjà décrié. Elle repose sur une accélération inédite des cycles de production : des milliers de nouveaux modèles mis en ligne chaque jour, conçus et écoulés à une vitesse record. En 2023, Shein proposait jusqu’à 10 000 références quotidiennes. Derrière ce chiffre vertigineux se cache un système profondément délétère.
Car l’industrie de la mode figure parmi les secteurs les plus polluants au monde. Elle contribue massivement au changement climatique, à la surexploitation des ressources naturelles et à la pollution globale. Elle serait responsable de 8 % à 10 % des émissions mondiales de CO2 et de près de 20 % des eaux usées industrielles. Sa production textile consomme environ 93 milliards de mètres cubes d’eau par an, soit 4 % des prélèvements mondiaux en eau douce. À l’autre bout de la chaîne, chaque année, environ 92 millions de tonnes de déchets textiles sont générés, dont moins de 1 % est recyclé en nouveaux vêtements.
Pourtant, le marketing de ces enseignes se moque de ces impacts. L’objectif de ces dernières est clair : non pas répondre à un besoin réel, mais créer de nouveaux besoins pour pousser les consommateurs à acheter toujours plus, toujours plus vite. Or, si l’on interroge les motivations d’achat, le constat est sans appel : le prix reste le critère numéro un. Dans un contexte d’inflation et de budgets contraints, l’enjeu pour beaucoup est d’être stylé sans se ruiner. Les études montrent que cette sensibilité au prix dépasse de loin les considérations éthiques ou environnementales, même chez les consommateurs qui se disent préoccupés par la durabilité.
Cette logique séduit particulièrement les jeunes générations, qui veulent accéder immédiatement à des vêtements tendance pour un faible coût. De plus, l’ultrafast-fashion s’appuie sur des outils numériques puissants pour stimuler la consommation : promotions éclair, notifications permanentes, mises en scène de la rareté… autant d’incitations qui encouragent l’achat impulsif. Ces pratiques, aujourd’hui dénoncées par les régulateurs européens, ne sont pas sans conséquence : elles alimentent la compulsion d’achat et fragilisent notre santé mentale.
Le coût psychologique : dissonance et insatisfaction
Porter des vêtements associés à la pollution ou au travail forcé ne relève pas d’un geste anodin : cela peut provoquer une tension psychologique définie comme la théorie de la dissonance cognitive. Beaucoup de consommateurs affirment vouloir adopter une consommation responsable, mais continuent malgré tout d’acheter des vêtements de fast-fashion. Ce décalage génère souvent culpabilité, insatisfaction et même regret post-consommation.
Des recherches expérimentales confirment ce mécanisme. Porter un T-shirt présenté comme durable entraîne un meilleur bien-être psychologique. À l’inverse, la quête compulsive de nouveaux vêtements, alimentée par la fast-fashion, entretient un cycle d’insatisfaction chronique. Les recherches sur le matérialisme soulignent que ce rapport consumériste est négativement corrélé au bien-être.
Mais il existe une autre voie. Les travaux récents sur le minimalisme vestimentaire montrent qu’une réduction volontaire de la consommation améliore le bien-être. Nous avons par exemple observé que la création d’une garde-robe capsule réduit la charge cognitive des choix quotidiens et augmente la satisfaction de vie. Ces résultats rejoignent d’autres études sur le détachement matériel et la simplicité volontaire, qui mettent en évidence une association positive avec la satisfaction de vie.
En clair, consommer moins, et surtout réduire l’accumulation de vêtements, n’est pas une privation. C’est, au contraire, une source de liberté et de mieux-être. Ainsi, l’ultrafast-fashion se révèle doublement néfaste puisqu’à la fois elle nuit à la planète et fragilise aussi notre santé psychologique.
Quand la fast-fashion salit l’univers du luxe

Au-delà de ses effets psychologiques sur les consommateurs, l’alliance de Shein et de SGM menace également l’identité des enseignes concernées. Car le luxe ne se réduit pas à un prix élevé. Il repose sur un univers de valeurs et de symboles, combinant la rareté (offres limitées et exclusives), la qualité exceptionnelle (savoir-faire, matériaux nobles) et une forte valeur symbolique (statut social, identité). Acheter du luxe, ce n’est pas seulement acquérir un objet, c’est accéder à un monde de significations et d’émotions.
Ainsi, lorsqu’un consommateur entre aux Galeries Lafayette, il n’attend pas seulement un produit, mais une expérience : élégance, distinction, voire un instant de rêve. Alors que le groupe Galeries Lafayette parisien revendique une identité haut de gamme, son partenaire SGM choisit d’accueillir une enseigne d’ultrafast-fashion, introduisant une contradiction d’image au cœur même du réseau. Celui qui entre pour vivre une expérience de rareté et d’exception se retrouve face à la banalité d’une offre associée à la surconsommation et aux controverses environnementales et sociales.
Cela peut provoquer trois réactions principales :
- de la déception (l’expérience ne correspond plus à l’image attendue) ;
- de la culpabilité (acheter chez Shein dans un lieu prestigieux accentue la contradiction entre valeurs et comportements) ;
- une perte de confiance : l’enseigne accueillante est perçue comme ayant sacrifié son identité pour des raisons économiques.
En somme, cette alliance ne fragilise pas seulement les marques au plan marketing. Elle transforme aussi profondément l’expérience vécue par les consommateurs, au risque de briser le contrat symbolique qui faisait la force du luxe français.
Et notre porte-monnaie dans tout ça ?
À première vue, l’arrivée de Shein dans des lieux aussi emblématiques que les Galeries Lafayette pourrait sembler une bonne nouvelle pour de nombreux consommateurs. La marque incarnerait ainsi ce que beaucoup de consommateurs recherchent : être stylé sans se ruiner. Mais les achats répétés, souvent impulsifs, finissent par gonfler le budget mode global.
Plutôt que d’alimenter cette spirale de surconsommation, deux options offrent une réponse à la fois économique, écologique et psychologique : la seconde main et acheter moins mais mieux.

Ces comportements alternatifs rétablissent la cohérence entre valeurs et consommation, un facteur clé de bien-être. À l’inverse, céder à l’ultrafast-fashion entretient une contradiction douloureuse : se dire préoccupé par l’avenir de la planète tout en soutenant un modèle destructeur.
Choisir la seconde main ou le minimalisme vestimentaire, c’est donc à la fois alléger son empreinte écologique et retrouver du sens dans ses choix de vie. À l’inverse, l’alliance Shein-SGM cristallise les dérives d’un modèle, qui cherche à vendre toujours plus vite, au prix de la valeur symbolique des grands magasins, mais aussi de notre bien-être individuel et collectif.
Rédacteur Charlotte Clémence
Auteur
Aurore Bardey. Professeur Associé en Marketing, Burgundy School of Business. Cet article est republié du site The Conversation, sous licence Creative Commons.
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