La mémoire, cette faculté unique de stocker et de restituer les informations fascine depuis des millénaires et fascine encore. Il serait intéressant de savoir quelle perception de la mémoire la civilisation grecque a laissé en héritage aux générations qui suivirent.
La mémoire sous les traits d’une déesse grecque
Selon la mythologie grecque, la mémoire est représentée sous les traits de la déesse Mnémosyne, une Titanide. Mnémosyne est la personnification de la « mnémé », (mémoire en grec ancien). Fille d’Ouranos, dieu du Ciel et de Gaïa, la Terre, Mnémosyne à la belle chevelure a séduit Zeus, le dieu suprême qui passa neuf nuits à ses côtés. De leur union naquirent neuf Muses. « Et quand vint la fin d’une année et le retour des saisons, elle enfanta neuf filles, aux cœurs pareils, qui n’ont en leur poitrine souci que de chant et gardent leur âme libre de chagrin, près de la plus haute cime de l’Olympe neigeux. Là sont leurs chœurs brillants et leurs belles demeures. Les Grâces et Désir près d’elles ont leur séjour » a écrit le poète Hésiode dans la Théogonie datant du VIIIe siècle av. J.-C.
Les Muses se nommaient Calliope, Clio, Melpomène, Euterpe, Erato, Terpsichore, Uranie, Thalie, et enfin Polymnie. Chacune d’entre elles personnifiait un talent : l’éloquence et l’épopée, l ’histoire, la tragédie, la musique, le chant nuptial, la poésie lyrique et la danse, l’astrologie, la comédie et la rhétorique.
La perception de la mémoire chez les Grecs
Les caractéristiques de Mnémosyne expriment plusieurs réalités. En tant que Titanide, Mnémosyne appartient au panthéon des dieux, les dieux fondateurs qui existaient dès le commencement. Elle est très grande. Pour contenir toutes les connaissances, elle ne peut être que gigantesque, d’où son statut de divinité. L’étendue de la mémoire dépasse la dimension humaine. Par ailleurs la déesse Mnémosyne a donné un nom à toutes choses. Ses filles, les Muses, maîtrisent chacune une compétence liée au langage, notamment Calliope, l’aînée, Muse de l’éloquence. Les Muses président au savoir et aux arts. Elles inspirent les artistes.
« Parmi les Titanides, on attribue à Mnémosyne l’art du raisonnement : elle imposa des noms à tous les êtres, ce qui nous permet de les distinguer et de converser entre nous », déclare à son sujet l’historien Diodore de Sicile, dans la « Bibliothèque historique ».
La spécificité essentielle de Mnémosyne, à savoir nous rappeler les choses, est assimilée par Platon à un bloc de cire permettant de se souvenir.
SOCRATE. « Suppose donc avec moi, pour le besoin de l’argument, qu’il y a dans nos âmes un bloc de cire, plus grand chez celui-ci, plus petit chez celui-là, d’une cire plus pure chez l’un, plus impure et plus dure chez l’autre, plus molle chez quelques-uns, et chez d’autres exactement conditionnée. »
THÉÉTÈTE. « Je le suppose. »
SOCRATE. « Disons maintenant que c’est un présent de la mère des Muses, Mnémosyne, et que, toutes les fois que nous voulons nous souvenir de quelque chose que nous avons vu, ou entendu, ou conçu nous-mêmes, nous tenons ce bloc sous nos sensations et nos conceptions et les y imprimons, comme nous gravons le sceau d’un anneau, et que ce qui a été imprimé ainsi, nous nous le rappelons… », (« Théétète,191 »)
Pour Aristote, disciple de Platon, la mémoire « est la présence dans l’esprit de l’image, comme copie de l’objet dont elle est l’image ».
Le caractère sacré de la mémoire
La perception de la mémoire revêt un caractère sacré chez les Grecs : la mythologie établit qu’un culte était rendu à la déesse Mnémosyne sur le mont de l’Olympe. Ceux qui voulaient restaurer le passé devaient se livrer à un rituel auprès de deux fontaines. « Les prêtres vous prennent ensuite, et vous conduisent non à l’oracle, mais à des fontaines qui sont très près l’une de l’autre, [8] il faut que vous buviez premièrement de l’eau appelée eau de Léthé (de l’oubli), pour vous faire oublier tout ce dont vous vous êtes occupé jusqu’alors, vous buvez après de l’eau de Mnémosyne, pour bien vous rappeler de ce que vous verrez en descendant. », explique le géographe Pausanias.
Cette légende montre que pour les Grecs, la mémoire personnifiée par la déesse Mnémosyne représentait surtout la connaissance, la connaissance suprême, d’essence divine.
L’art de mémoire à l’origine des procédés mnémotechniques
Si dès la plus haute antiquité la perception de la mémoire fut portée aux nues et sacralisée, un autre poète grec, Simonide de Céos semble être l’inventeur de procédés qui améliorent l’art de mémoriser. D’après un récit légendaire du Romain Cicéron, ce poète du VIe siècle a découvert qu’en associant des faits aux images et aux lieux la mémoire était optimisée. « Pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses, les images rappellent les choses elles-mêmes ».
Les moyens ainsi décrits par Cicéron dans son ouvrage « De Oratore » ont pris pour nom l’art de la mémoire ou méthode des lieux.
À l’instar de Cicéron, d’autres orateurs ont utilisé ce qui fut appelé des siècles plus tard des procédés
« mnémotechniques ». Le terme a gardé la racine d’origine grecque : « mnémé ». De nos jours, il est fréquent d’avoir recours à ces moyens pour mieux mémoriser.
Les méthodes ancestrales vantées par le monde gréco-romain préfiguraient les avancées de l’ère contemporaine en matière de neurosciences. Un cerveau qui s’entraîne se muscle, se fortifie et fonctionne mieux. Les neurones liés à la mémoire, en particulier, deviennent plus performants. Les Grecs l’avaient pressenti. Par ailleurs, les experts pensent que l’art de la mémoire inventé par le poète Simonide rappelle certains logiciels modernes, en particulier les techniques employées dans la géolocalisation.
Il est bon de rappeler ce que nous devons à l’Antiquité et faire sortir de l’ombre entre autres la perception de la mémoire selon la tradition grecque.
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