Dans un monde où la censure est omniprésente et où le pouvoir se dissimule au grand jour, une nouvelle forme de journalisme a émergé au sein de certains médias de la diaspora chinoise. Ce journalisme mêle médiumnité, communications avec les esprits et critique politique incisive. Ces récits prétendent parler d’un autre monde, mais leurs cibles sont bien réelles : des princes héritiers coupables de crimes, des morts non élucidées et l’horreur persistante des prélèvements d’organes forcés.
Ce genre, ancré dans le mysticisme, est devenu un moyen puissant de dire ce qui ne peut être dit ouvertement, surtout lorsque toute autre forme de dissidence est étouffée.
Quand la voix des morts se fait plus forte que celle des vivants
En octobre 2025, le média chinois d’outre-mer Secret China (看中国) a publié un article affirmant avoir canalisé l’âme du défunt acteur Yu Menglong. Selon la transmission, l’âme de Yu — résidant désormais dans un royaume astral — révélait qu’une douzaine d’élites et leurs descendants avaient commis plus de vingt meurtres et allaient bientôt subir un châtiment cosmique. L’article invoquait le Dieu de la Cité (城隍爷) et le Roi des Enfers (阎王爷), affirmant que même les plus privilégiés ne peuvent échapper au jugement. Une pétition, dont le lien figurait à la fin de l’article, avançait avoir recueilli plus de 600 000 signatures.
À première vue, cela peut sembler relever d’un spiritualisme marginal. Mais dans un contexte où la critique interne est proscrite, l’accusation spirituelle devient un puissant moyen d’expression. Elle exprime l’indicible, et son caractère invraisemblable la protège de toute censure ou représailles immédiates.
L’aristocratie rouge : richesse réelle, réseaux occultes
Ce qui donne du poids à ces récits mystiques, c’est leur résonance avec des schémas bien documentés de privilèges des élites.
Des rapports du Consortium international des journalistes d’investigation ont révélé que des proches de hauts dirigeants chinois détiennent des sociétés offshore dans des paradis fiscaux internationaux, au sein d’un réseau plus vaste impliquant près de 22 000 clients liés à la Chine continentale et à Hong Kong. Selon le Center for Public Integrity, les dossiers relatifs à la « Grande Chine » représentaient la part la plus importante des 2,5 millions de documents divulgués. Les autorités chinoises ont rapidement bloqué l’accès à ces données sur le territoire continental.

En avril 2016, le Washington Post a rapporté que parmi ces avoirs offshore figuraient le beau-frère de Xi Jinping et la belle-fille du haut fonctionnaire Liu Yunshan.
Dans ce contexte, les allégations mystiques concernant une cabale secrète de 13 à 14 membres de l’élite responsables d’atrocités ne semblent plus si extravagantes. Bien que ces récits spirituels restent anonymes, le public soupçonne déjà que l’impunité protège les puissants, et ces histoires constituent une forme de prise de conscience symbolique.
Quand les tigres tombent ou les limites de l’impunité
Bien que ces élites semblent intouchables, certaines finissent par tomber.
Zhou Yongkang, ancien membre du Comité permanent du Bureau politique et responsable de la sécurité intérieure, a été reconnu coupable de corruption, d’abus de pouvoir et de divulgation de secrets d’État. Bo Xilai, autre étoile montante de la politique, a été destitué pour corruption, révélant l’imbrication profonde entre fortune familiale et influence politique.
De tels cas montrent que même les princes héritiers peuvent être punis – mais seulement après un bouleversement de la dynamique interne du parti. Dans le récit spirituel, lorsque l’âme de Yu l’avertit : « Nul ne peut échapper à tes actes, tes méfaits seront exposés au grand jour », cela fait écho à la logique de chute et d’épuration propre au PCC. Les médias spirituels comblent le vide laissé par l’absence de transparence juridique et la disparition des lanceurs d’alerte.
La frontière obscure : le trafic d’organes et l’horreur que peu osent nommer
Le point de rencontre le plus troublant entre les affirmations mystiques et la réalité documentée se situe peut-être dans le domaine du prélèvement forcé d’organes.
En 2006, l’avocat canadien David Matas et l’ancien député David Kilgour ont publié un rapport historique dénonçant le prélèvement d’organes sur des prisonniers d’opinion vivants en Chine, notamment des pratiquants de Falun Gong. Le rapport affirmait que nombre d’entre eux avaient été exécutés afin que leurs organes puissent être vendus à prix d’or.

Depuis, des institutions indépendantes ont mené des enquêtes approfondies. Une note d’information du Parlement britannique, publiée en 2019, soulignait qu’un tribunal avait conclu « hors de tout doute raisonnable » à des prélèvements d’organes forcés. Le Parlement européen a également pointé du doigt les délais d’attente très courts pour les greffes et le manque de transparence du système chinois.
Dans ce récit spirituel, l’âme de Yu Menglong accuse les élites de transformer les victimes en « spécimens » et de recourir à la magie noire pour prolonger leur vie. Bien qu’invérifiables, ces métaphores sont étrangement proches des allégations existantes : morts dissimulées, hôpitaux clandestins et délais de transplantation d’organes non conformes aux normes médicales.
Comme l’a documenté le Center for Public Integrity, les autorités chinoises bloquent systématiquement les reportages étrangers sur ces sujets. Dans ce vide, les médias spirituels deviennent la seule plateforme osant exprimer ouvertement les pires craintes.
Le rôle des lanceurs d’alerte spirituels de certains médias de la diaspora chinoise
Le journalisme spirituel opère de trois manières puissantes :
- Lancement d’alerte par la médiumnité : Les morts parlent ; les vivants retranscrivent. L’article de Secret China utilise la figure de l’âme de Yu Menglong pour exposer les crimes des élites.
- Le tribunal cosmique comme métaphore : Le Dieu de la Cité et le Roi des Enfers deviennent des substituts moraux à un système judiciaire absent. Urgence eschatologique : - Le récit laisse entendre que la corruption sera révélée « d’ici un à deux ans », exerçant une pression sur les lecteurs et suggérant un règlement de comptes imminent.
Ces éléments mêlent mysticisme et contestation, offrant une justice symbolique lorsque la responsabilité légale est hors de portée.
Démêler le vrai du faux
Pour évaluer ce genre, il convient de distinguer ce qui est spirituellement suggestif de ce qui est vérifiable.
Points de convergence factuels :
- L’ICIJ et d’autres confirment l’existence de réseaux offshore de fortune au sein des élites chinoises.
- Des rapports indépendants sur les prélèvements d’organes forcés ont été publiés sur des plateformes comme ResearchGate.
- La chute de hauts dirigeants tels que Zhou Yongkang et Bo Xilai illustre les limites du privilège.
Éléments non vérifiés ou mythiques :
- L’existence d’une cabale restreinte de 13 ou 14 membres de l’élite pratiquant des rituels occultes.
- L’affirmation selon laquelle certains décès de célébrités seraient liés à ce groupe.
Des détails précis sur des rituels de sang, des incantations d’immortalité et des croyances surnaturelles. En guise d’introduction à votre article, vous pourriez dire : « Bien qu’aucune organisation de défense des droits humains n’ait vérifié les noms cités dans ces transmissions spirituelles, le récit reflète des schémas bien réels de scandale, de silence et de suspicion, ce qui le rend impossible à ignorer. »

Pourquoi est-ce important ?
Ce genre spirituel et politique révèle une vérité plus profonde sur les médias et la dissidence en Chine :
Lorsque le journalisme traditionnel est muselé, d’autres formes d’expression de la vérité émergent : symboliques, mythiques, spirituelles.
Le tribunal astral devient un substitut à la responsabilité publique.
Le mysticisme agit à la fois comme un bouclier et un amplificateur : il protège l’auteur et intensifie l’impact émotionnel.
Les fantômes ne désignent pas le surnaturel, mais l’impunité systémique.
Transformer le mythe en enquête ?
Lorsque le fantôme de Yu Menglong avertit que le châtiment est imminent, le message ne concerne pas l’au-delà, mais cette vie. La véritable question est : pourquoi les morts devraient-ils parler au nom des vivants ?
La prochaine étape du journalisme, pour certains médias de la diaspora chinoise, consisterait à enquêter sur ce que ces transmissions ne font qu’entrevoir. Qui sont les réseaux de pouvoir qui tirent les ficelles de ces « princes rouges » ? Quelles bureaucraties permettent ces transferts secrets ? Les élites se croient-elles intouchables, voire immortelles ?
Dans un monde où les vivants sont réduits au silence, les murmures des fantômes deviennent un appel à l’action. Il faudrait pouvoir maintenant les traduire en preuves, en responsabilité et en changement.
Rédacteur Charlotte Clémence
Source : Ghosts of Accountability: Chinese Diaspora Media Confront CCP Elite Impunity Through Spiritual Journalism
www.nspirement.com
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