Appuyez sur “Entrée” pour passer au contenu

France. Christophe Guilluy : « comment on a sacrifié les classes populaires »

ACTUALITÉ > France

Géographe de formation, Christophe Guilluy a donné son sentiment sur la crise des « gilets jaunes » dans le cadre d’un long entretien paru sur le site du média atlantico.fr le 26 janvier. 

Auteur de plusieurs ouvrages de référence depuis le début des années 2000, Christophe Guilluy est considéré comme l’un des grands spécialistes de la géographie sociale en France.

Théoricien de « la France invisible » et de « la France périphérique », ce géographe né à Montreuil en 1964 s’est beaucoup intéressé aux problématiques sociales et culturelles de la France contemporaine en les abordant sous l’angle du territoire.

Interrogé par les journalistes d’atlantico.fr, C. Guilluy est revenu sur la crise des « gilets jaunes » qui ébranle la France depuis le 17 novembre dans le cadre d’un entretien-fleuve.

Auteur de l’ouvrage La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, le géographe dispose d’une grille de lecture forgée au fil de nombreux entretiens de terrain et de travaux rigoureux qui lui permettent aujourd’hui d’appréhender les différents enjeux du mouvement des « gilets jaunes ».

« La France périphérique n’est pas la marge, contrairement à ce qui était annoncé dans les premiers jours du mouvement des Gilets jaunes », souligne Christophe Guilluy.

«  Il y a un aspect géographique, un aspect social, un aspect économique – parce que l’on retrouve les territoires les moins dynamiques économiquement – et puis, et surtout, un aspect culturel, puisque ce sont des catégories qui sont sorties des écrans radar de la classe politique, du monde intellectuel, du monde universitaire et du monde syndical », poursuit le géographe.

« Le mouvement des Gilets jaunes n’est pas une résurgence de la révolution française ou de mai 68 »

D’après lui, il existe « une parfaite corrélation » entre les zones où les gilets jaunes se sont regroupés pour procéder à des blocages et celles qu’il a identifiées comme faisant partie de cette France périphérique.

« J’ai regardé les premières cartes qui avaient été faites par l’IFOP (Institut français d’opinion publique, ndlr) concernant les ronds-points occupés par les Gilets jaunes. Ce qui était frappant, c’était la parfaite corrélation avec celle de la France périphérique, développée autour d’un indicateur de fragilité sociale. »

« […] Cette carte fait exploser toutes les typologies traditionnelles : la division est-ouest entre la France industrielle et la France rurale par exemple. En réalité,le mouvement est parti de partout, aussi bien dans le sud-ouest que dans le nord-est, on voit donc quelque chose qui correspond exactement à la France périphérique, c’est-à-dire à la répartition des catégories modestes et populaires dans l’espace », ajoute-t-il.

Une nouvelle typologie qui ne serait rien de moins que le reflet de la mondialisation et de son impact sur les sociétés occidentales : « Cette typologie casse celle de la France du vide qui n’est plus pertinente et cela nous montre bien les effets d’un modèle économique nouveau qui est celui de la mondialisation. »

« C’est pour cela que je dis que le mouvement des Gilets jaunes n’est pas une résurgence de la révolution française ou de mai 68, cela est au contraire quelque chose de très nouveau : cela correspond à l’impact de la mondialisation sur la classe moyenne au sens large : de l’ouvrier au cadre supérieur », confie Christophe Guilluy.

« La classe moyenne ce ne sont pas seulement les professions intermédiaires, c’est un ensemble, ce sont les gens qui travaillent et qui ont l’impression de faire partie d’un tout, peu importe qu’il y ait des inégalités de salaires », renchérit le géographe.

« Les gens ont parfaitement compris que ce modèle était à bout de souffle »

Pour lui, la mobilisation des Gilets jaunes agit comme un révélateur d’« une dysfonction entre l’économie et la société ».

« Le modèle économique mondialisé, parce qu’il n’a pas de limites, frappe les catégories sociales les unes après les autres. Après les employés, il y a les professions intermédiaires, les jeunes diplômés, et après nous aurons les catégories supérieures. La seule chose qui protège les catégories supérieures est qu’elles vivent aujourd’hui dans des citadelles. C’est ce qui fait aussi que la baisse du soutien des français au mouvement des Gilets jaunes touche ces catégories-là », explique l’auteur du livre Le crépuscule de la France d’en haut.

« Depuis les années 80, on a souvent compensé ces destructions d’emplois sur ces territoires par des emplois publics, mais les gens ont parfaitement compris que ce modèle était à bout de souffle. Les fonctionnaires de catégorie B et C, qui sont présents dans le mouvement, ont compris que cela était fini, qu’ils n’auraient plus d’augmentations de salaires ou que leurs enfants ne pourront plus en profiter. »

Et C. Guilluy de souligner l’ampleur de la crise qui finit par éroder le socle électoral sur lequel le chef de l’État avait pu compter pendant la dernière élection présidentielle.

« […] Aujourd’hui, des gens que l’on pensait finalement sécurisés sont touchés ; petite fonction publique et retraités. Or, ce sont les gens qui ont, in fine, élu Emmanuel Macron. Son effondrement vient de ces catégories-là. »

« Mais les classes populaires n’ont rien contre les riches, ils jouent au loto pour devenir riches, la question est simplement de pouvoir vivre décemment avec son salaire et d’être respecté culturellement. Nous payons réellement 30 années de mépris de classe, d’ostracisation, d’insultes en direction du peuple », poursuit l’intellectuel.

« Cette façon de délégitimer un mouvement est une grande première »

Un mépris qui se traduit par la façon dont la plupart des journalistes des grands médias ont choisi de couvrir l’actualité des Gilets jaunes selon M. Guilluy.

« Ce que nous voyons aujourd’hui, ce sont des journalistes qui vont dans les salons des Gilets jaunes pour vérifier s’ils ont un écran plat, un abonnement Netflix, ou un IPhone. Ils sont prêts à les fouiller, cela est dingue. »

« Cette façon de délégitimer un mouvement est une grande première. C’est la première fois que l’on fait les poches des manifestants pour savoir s’ils ont de l’argent ou pas, et s’il y en a, on considère que cela n’est pas légitime. Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que si on gagne le revenu médian à 1700 euros, la perspective est que, même si cela va aujourd’hui, cela ne va pas aller demain », explique l’auteur de No society. La fin de la classe moyenne occidentale.

« L’élite n’a toujours pas compris que les gens étaient parfaitement capables de faire un diagnostic de leurs propres vies. Cette condescendance dit un gigantesque mépris de classe.  En quelques heures, les Gilets jaunes sont devenus antisémites, homophobes, racistes, beaufs… »

Le géographe n’hésite d’ailleurs pas à faire un parallèle entre le traitement médiatique des Gilets jaunes et celui réservé aux tenants du Brexit ou aux électeurs de Donald Trump.

On se souvient d’ailleurs du terme retenu par Hillary Clinton pour caractériser les soutiens de son adversaire pendant la campagne présidentielle américaine en 2016.

La candidate démocrate avait ainsi traité « la moitié » des personnes prêtes à voter pour son rival de « basket of deplorables », expression que l’on pourrait traduire par « ramassis de gens lamentables ».

Elle avait ensuite qualifié ces individus de « racistes, sexistes, homophobes, xénophobes et islamophobes ». Avec le résultat que l’on sait.

« Il y a eu une ostracisation des Gilets jaunes par la gauche bienpensante parce que trop blancs, mais il y aussi eu une mise à l’écart et un mépris très fort de la part de la bourgeoisie de droite », ajoute-t-il.

« Le mouvement réel de la société, que nous constatons partout dans le monde occidental, et que nous ne pourrons pas arrêter, continue d’avancer, de se structurer, et c’est de la responsabilité des élites d’y répondre. Aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Europe, maintenant, ils ont le peuple sur le dos. »

Une rupture entre le peuple et les élites désormais consommée selon le géographe, qui estime d’ailleurs que la mobilisation des Gilets jaunes est un symbole fort, porteur d’espoirs et de lendemains meilleurs :

« C’est un mouvement très positif, contraire à toute l’analyse intellectuelle qui voit le peuple dans le repli individualiste, qui refuse le collectif, ou dans des termes comme celui de la ‘droitisation de la société française’ alors que les gens demandent des services publics. »

Si les rassemblements se poursuivent chaque week-end dans l’Hexagone depuis plus de 10 semaines, l’auteur de l’ouvrage Fractures françaises, considère que les manifestants ont d’ores et déjà « gagné l’essentiel ».

« […] Ils ont gagné la bataille de la représentation. On ne pourra plus faire comme si cette France n’existait pas, comme si la France périphérique était un concept qui ne pouvait pas être incarné par des gens. Si nous sommes encore démocrates nous sommes obligés de le prendre en compte », conclut le géographe.

Soutenez notre média par un don ! Dès 1€ via Paypal ou carte bancaire.